Je m’identifie à ces danseurs, le chorégraphe devient l’institution, l’association, ou peut être mon surmoi, mon engagement qui date depuis longtemps désormais.
Et ensuite, il y a la danse : cette énergie qui pulse dans les corps, les séquences, d’abord à peine esquissées puis plus marquées jusqu’à une complète maitrise des gestes, fusionnant en un seul mouvement, des émotions diverses s’en dégagent. Cette danse est, pour moi, comme le quotidien du groupe de vie où je travaille.
Le quotidien de 9 jeunes polyhandicapés et des 4 éducateurs qui les accompagnent.
Tous danseurs, eux comme moi.
Des pas de deux, des trios, des solos, de petits groupes.
Les entrées et les sorties des danseurs sont parfois rythmées par un tempo précis, selon l’affiche du programme, parfois elles sont imprévisibles, et c’est à ce moment -là que les autres danseurs doivent improviser à leur tour, créer sur mesure, pour que le tableau reste beau, fluide, agréable à vivre et à voir.
Ce travail au quotidien devient alors une valse, rapide et intense, calme et légère selon le moment, mais qui garde toujours l’ambition de devenir plus nette, plus gracieuse. Un chassé-croisé devient l’installation sur le tapis, un porté, un déplacement en filet, une arabesque pour t’aider à te mettre debout, une pirouette et ... voilà, la toilette est finie !
Nous nous rassemblons au centre de la scène pour le repas. Les décors sont tous là : serviettes, couverts, sirops, assiettes…
Chacun est à sa place, en duo ou en solo.
En face de son partenaire ou à coté.
Chaque binôme suit son propre rythme, mais nous, tous ensembles, nous continuons à danser et à nous/vous émouvoir.
À 16h le rideau se ferme. Nous sommes tous les 13 épuisés, mais quel spectacle !
J’aimerais que ce texte puisse faire écho en vous.
Avec cet écrit je ne veux pas seulement dire que j’aime beaucoup ce que je fais, que je vis mon travail comme une expression artistique, comme un outil poétique.
A travers ce parallèle avec le monde de la danse (en l’occurrence, il s’agissait du chorégraphe Angelin Preljocaj) je plaide pour une pratique professionnelle qui s’accompagne d’une incessante recherche d’harmonie avec l’environnement humain et matériel.
Sans brusque coupures entre une intervention et l’autre.
Qui échappe au seul tempo du chronomètre.
Une pratique qui, comme la danse, offre les émotions dont elle est constituée et recherche avec ténacité la netteté de chaque geste auprès des personnes accompagnées. Un ensemble équilibré d’enthousiasme, de joie, d'émoi et d'amour (disons le mot !) mais aussi de rigueur, de qualité, de fluidité, de technique et d’esthétique.
Je m’améliore à chaque entrainement, dirigée par l’institution, par ma propre éthique et par ma passion.
Dans l’interaction avec les autres danseurs et danseuses.
Quand tous ces éléments porteurs s’accordent, mon épanouissement est complet et les spectacles se réalisent véritablement.
Chaque journée proposant une représentation différente.
En effet, à ceux qui trouveraient notre travail simplement répétitif, je dis que, s'il est vrai que chaque journée commence à peu près de la même manière, et que nous savons à l’avance ce qui va se passer, nous ignorons toutes les petites ou grandes surprises qu’elle pourrait nous réserver.
Nous avons un planning du jour qui nous informe de la succession des différents temps prévus de prise en charge, des tâches à accomplir, mais nous ne savons jamais à l’avance dans quels états d'âme nous irons les vivre, ni quelles émotions ils susciteront en nous.
Car tout notre travail est là : dans la relation. Et ce travail est, pour moi, une danse.
Le soir, le spectacle se termine, les lumières s'éteignent. Je me retrouve seule face à une salle éloquemment silencieuse. Une question surgit en moi : pour qui dansons-nous ?
L'ancienne devise 'The show must go on !' résonne en moi et voudrait effacer toute interrogation, résoudre tous les doutes.
Toutefois, je ne peux pas arrêter de m’ inquiéter sur le futur de cette insolite troupe de danseurs et de me demander qui est-ce qui continuera à nous donner la force, par la mise en place de moyens adaptés, de chercher plus loin, de cheminer encore, de nous améliorer davantage pour que le spectacle puisse avoir lieu tous les jours et pour qu'il soit digne?
Francesca Salerno
Educatrice Spécialisée à l'EEAP Decanis de Marseille
Avec l'aide précieuse de Barbara Gussoni
Monitrice éducatrice et photographe - art thérapeute