1. Billet d'Humeur
Ma chérie, mon bijou, ma dadou

Tu as passé 8 ans maintenant et je te vois tous les jours dans cette coque moulée, quasiment allongée, à regarder des étoiles que seule tu es capable de distinguer, loin, très loin de nous. A mesure que la maladie prend sa place en toi, à mesure que la dégénérescence s’épanouit, à mesure que je perds pied dans notre lien, à mesure que je m’habitue à l’horreur, jour après jour, seringue après seringue, cris après cris, une question se met en boucle, comme un vieux disque rayé qui rabâche sans pouvoir y mettre fin. A quoi bon ? A quoi bon ? A quoi bon ?

Tu as passé huit ans maintenant et je pense tous les jours à ce sourire de tes 3 mois, cette photo à Marseille, joue contre joue, ton expression si belle et l’espoir qui s’y lisait pour moi …la possibilité d’un sens à cette vie qui n’avait cessé de me laisser dubitatif, perplexe. Cette photo, je ne l’ai pas revue depuis mais elle me hante comme un 
Billet_d_hum...
rappel de ce qui a été perdu, toi, moi, nous, la possibilité d’une vie douce, ordinaire et banale.

Tu as passé huit ans maintenant, qui l’aurait cru ? qui l’aurait souhaité ? Si tu avais pu nous parler, nombreux seraient les jours où tu nous aurais demandé de tout arrêter. Trop de douleurs, trop de mal, trop de rien, trop. On n’a pas idée comme le corps d’une petite fille de 8 ans peut être labouré, un dos tout tordu, des coudes disloqués, des hanches luxées, des épaules qui ne valent pas mieux… ma chérie, tu supportes tant, quelle énergie te maintient encore parmi nous ? quel dieu sadique ? quel amour inconnu ? 

Tu as huit ans et je ne te lis pas d’histoire, je t’aspire quand tu te noies dans ta salive ; tu as huit ans et je ne te coiffe pas, j’entretiens ta gastrostomie ; tu as 8 ans et je ne t’emmène pas à l’école, je te transporte dans ton lit médicalisé ; tu as huit ans et nous ne partons pas en vacances, nous faisons le tour du parking d’à côté en fauteuil roulant. Tu as huit ans et j’ai parfois l’impression que nous avons tous les deux passé les 100, tellement je suis fatigué et tellement tu es dépendante de nous.

Et pourtant ma chérie, mon bijou, ma dadou, du haut de tes 8 ans et malgré les difficultés de notre vie, malgré l’injustice de notre condition, tu nous as révélés, tu nous as sublimés. Dans ce monde où tous recherchent un sens sans y parvenir, tu nous as imposé le tien, sans discussion, clair, nu, sans autre choix possible. En accueillant tes bobos à la ferme, tu nous as montré la voie de notre survie : accueillir ceux des autres, aussi, et s’en faire un pansement, un moteur, un combat.

Tout nous amène à croire que ce combat, nous le perdrons également. La protection sociale à bout de souffle, l’innovation plombée par les codes, le médico-social décimé dans ses vocations, la concurrence des acteurs du
« milieu », la voix des parents étouffée par les contraintes de la gestion… 


Tu as huit ans aujourd’hui et tu ne comprendrais rien à ces détails de ton histoire, de la mienne, de toutes celles et de tous ceux qui vivent aujourd’hui et emprunteront demain un chemin similaire au nôtre. 

Tu as huit ans ma dadou et il est très probable que tu n’en aies jamais neuf. Alors, je vais essayer de profiter du temps qu’il nous reste ensemble, de tes petits yeux perdus, de ton odeur, de tes beaux cheveux roux, de cet amour qui irradie ceux qui croisent ta route. Et quand tu seras partie, quand tu auras décidé que c’en était trop, je te promets de continuer ce combat que tu nous as transmis car même s'il est trop tard pour nous, il est encore possible de le gagner demain avec les autres parents, frères et sœurs qui transforment la fatalité et la différence en une énergie créatrice de sens, de justice et de cohésion.

Merci à vous, Merci à toi ma dadou



Louis Dransart
Papa aidant d’Andréa
Co-fondateur des Bobos à la ferme