1. Interventions in extenso
Polyhandicap : penser les repères essentiels de l'accompagnement.
Familles – professionnels : conjuguer valeurs et contraintes
 
Je retiendrai dans le titre de cette journée le mot
« essentiel », terme qui a pris une valeur inattendue ces derniers temps !
A l'heure justement où l'on a tenté de distinguer ce qui était « essentiel » de ce qui l'était pas ou moins, qu'est-ce-qui fait l'essentiel du secteur médico-social aujourd'hui.

« Où va le médico-social ? » titre de mon intervention et d'un ouvrage paru récemment aux éditions Erès...
La réponse que je formulerai aujourd'hui est certainement marquée par un pessimisme qui s'est peu à peu installé chez moi au cours des rencontres que j'ai maintenant depuis plusieurs années avec des équipes
Billet_d_hum...
médico-sociales, IME, MAS et FAM notamment, et quelques équipes hospitalières, dans ce que l'on nomme les « analyses des pratiques professionnelles ». Je constate que nombre d'équipes sont en difficultés et même en réelle souffrance face à ce que, d'une manière générale, elles désignent comme une perte de sens de leur travail comme si, justement, l'essentiel avait disparu.

« Où va le médico-social ? » Dans ses avancées, certes nécessaires, ce secteur n'est-il pas en train d'oublier, voire ce qui serait pire, de nier ce qui reste essentiel dans l'accompagnement des personnes handicapées et plus particulièrement des personnes polyhandicapées ? Je fais l'hypothèse que, au delà des conditions matérielles de travail des professionnels, bien sûr à prendre en compte, ce sont les conditions psychiques sur lesquelles ils peuvent s'étayer qui sont aujourd'hui menacées et qui peuvent expliquer cet épuisement un peu généralisé qui se traduit quand même dans ce secteur par un absentéisme massif, des démissions en chaîne et une quantité conséquente de postes vacants.

Je vais donc tenter de dégager quelques éléments, à mon avis problématiques, qui disent combien le médico-social ne sait peut-être plus trop où il va et combien, en se recentrant sur ses essentiels, il peut peut-être retrouver une voie possible de sens tant pour les personnes accueillies que pour les familles et les professionnels.

Un des premiers point qui pose question est, à mon avis, la représentation dominante du handicap qui s'est peu à peu installées dans les esprits : la personne handicapée est l'objet, comme a pu le dire JY Barreyre lors de la sortie de la Loi 2002/2, d'une représentation « valido-centrée », c'est-à-dire à même d'avoir un projet, de signer un contrat de séjour, et dernière avancée, d'être au bénéfice d'une inclusion aujourd'hui prônée comme l'aboutissement ultime d'une politique publique du handicap qui le verrait alors totalement dissous, et l'ont peut s'interroger sur ce terme, dans la société.

Si ces avancées correspondent bien évidemment aux besoins et aspirations de certaines personnes handicapées, elles ne peuvent être généralisables à l'ensemble des personnes, il n'y a pas deux personnes handicapées semblables ! Il semble que toutes ces politiques oublient, ou dénient, une des caractéristiques pourtant essentielle de certaines formes de handicap : la fragilité, la vulnérabilité, le besoin de protection... comme si rappeler ces « faiblesses » étaient une forme de stigmatisation qu'il fallait à tout prix refouler contre un possible retour des massives relégations qui ont affecté le handicap depuis des lustres. A vouloir jeter l'eau de ces stigmates ne risque-t-on pas de jeter les personnes les plus handicapées avec, et donc les personnes polyhandicapées. On sait qu'aujourd'hui prédomine le mythe de l'homme fort, autonome, « entrepreneur de lui-même » selon la formule de Roland Gori, acteur de la société et bien sûr porteur d'un projet... mais à vouloir plaquer cette représentation sur les personnes les plus handicapées, ne les met-on pas dans une situation de contrainte trop forte dans laquelle ils ne pourront s'inscrire pleinement, ou avec de trop grandes difficultés ?

Cette sorte de déni d'une réalité du handicap qui bien sûr dans le cas du polyhandicap est massive, complexe, souvent douloureuse, ne sert pas les personnes elles-mêmes, leurs familles et les professionnels qui les accompagnent. Il me semble que le sens de cet accompagnement ne peut venir que d'une prise en compte de cette réalité clinique, de sa bonne compréhension et moins de cet idéal certes attractif mais qui creuse un fossé entre elles et une représentation normalisante du handicap aujourd'hui dominante.
Les équipes pointent parfois que les personnes handicapées dont on parle dans les textes et directives ne sont pas les mêmes que celles dont elles s'occupent quotidiennement. Il faut peut-être rappeler ici que le handicap, aussi grave fut-il, n'efface pas le sujet et qu'il y a bien des manières d'être sujet, et pas uniquement comme on veut nous le faire croire aujourd'hui. Ce n'est pas parce qu'on est fort, autonome, inclus... qu'on serait plus sujet. Bernard Durey évoque ces manières atypiques d'être sujet dans le polyhandicap lorsqu'il parle de « sujets potentiels » ou, dans les cas les plus éloignés, de « présumé sujet à nos yeux ».
Le sujet, fut-il atteint gravement dans son corps et son esprit reste inaliénable et il a peut-être un paradoxe à vouloir aujourd'hui faire rentrer cette subjectivité singulière qu'est chaque personne handicapée dans une sorte de « moule » normatif, bien sûr pour son bien... mais l'on sait que chaque fois que l'on a décidé quoique ce soit pour ces personnes, et parfois le pire, c'était toujours pour leur bien !

Il est également une dimension du sujet handicapé qui semble aujourd'hui totalement occultée, c'est la possible, sinon quasi certaine dans bien des cas, souffrance psychique de ces personnes. La souffrance physique a contrario est aujourd'hui bien mieux prise en compte, mais on sait que dans le polyhandicap des troubles de l'identité sont fréquents et s'accompagnent de vécus d'angoisses, plus ou moins de nature archaïque ou dépressive. Ces souffrances s'expriment dans une symptomatologie diverse et surtout extrêmement complexe à identifier et à comprendre. Or aujourd'hui, la souffrance psychique n'est plus nommée comme cette extrême difficulté à être et à vivre sa vie et que l'on se doit de soulager. Les troubles sont uniquement identifiés comme fonctionnels, d'origine exclusivement neurologique, ce qui reste vrai sans doute, mais qui n'évacue pas pour autant ce que le sujet en vit dans sa subjectivité. Les équipes témoignent très directement de ces souffrances, elles les ressentent parfois très durement dans une proximité corporelle et psychique de tous les instants. Mais les mots (M.O.T.S.) et les espaces pour dire ces maux (M.A.U.X.) semblent aujourd'hui avoir disparu, les réunions cliniques pour transformer ces vécus souvent « bruts » en une pensée ont dans bien des établissement été supprimées ou réduites à des simples instances d'enregistrement et de suivi du projet personnalisé. Les repérages théoriques psychopathologiques, tels que par exemple Philippe Gabbaï les décrit dans le livre « La personne polyhandicapée » publié par le CESAP, ne sont plus guère portés et travaillés dans de véritables dynamiques cliniques institutionnelles. Les équipes sont bien souvent très seules face à des comportements parfois extrêmes dans la violence, les automutilations, et l'inflation de « protocoles » ordonnés bien des fois par un encadrement sans qu'elles n'aient été concertées ne peuvent pas remplacer ce travail clinique, certes long et jamais abouti, qui vient mettre de la pensée et des mots là où, chez la personne polyhandicapée, c'est le corps qui vient dire sa souffrance.

Derrière ce qui ressemble quand même à un déni de la souffrance psychique, c'est toute une orientation d'accompagnement qui se fait jour. J'en veux pour preuve la disparition des Aides Médico-Psychologiques et leur transformation en AES, Accompagnateur Educatif et Social. La profession d'AMP est une de celles qui est certainement la plus emblématique du secteur médicosocial et plus particulièrement avec les personnes la plus handicapées. N'oublions pas qu'elle est née dans des établissements accueillant ce que l'on nommait avant les « arriérés profonds », Le Clos du Nid en Lozère autour de François Tosquelles, l'IME de Draveil autour de Soeur Cyrille de Cocola, la Fondation John Bost où j'ai effectué la quasi totalité de mon parcours professionnel et où j'ai eu, pendant quelques années la responsabilité de la formation des AMP. Si la première appellation disait bien que l'accompagnement était d'abord au plus près de la personne, dans son vécu corporel et psychique au travers des gestes du quotidien dans une relation d'aide, la nouvelle vient signifier, dans les termes éducatifs et social (qui sont d'ailleurs redondants) que cet accompagnement (qui a remplacé le mot « aide ») vise le « dehors » où la personne est sensée se diriger et vivre. On peut dire que l'on est passé d'une conception centrée sur le « dedans » de la personne, son corps et son espace psychique, bien entendu étroitement liés, à une conception qui place cette personne dans un « dehors » social où elle est sensée y trouver place. Mais comment aller vers le dehors, et c'est bien entendu souhaitable là n'est pas la question, lorsque le dedans est fragile, douloureux et doit être étayé presque au jour le jour par des soins continus et soutenus. Bien sûr on me dira que les AES, avec leurs collègues aides-soignants, continuent à prodiguer ces soins de base, corporels pour l'essentiel, lever, toilette, repas, confort... mais en changeant les mots, on risque de changer les choses et le choix du vocabulaire est loin d'être anodin, nous en avons tous les jours des exemples dans les médias. Ce qui n'est plus nommé, ou mal nommé comme disait Camus, risque de disparaître ou d'être perverti.

La dimension du soin, rappelée dans le terme « médico » de médico-social, ne semble plus essentielle et l'espace-temps qui portait ce soin, au sens large du terme, à savoir le quotidien paraît délaissé. Pourtant c'est bien dans le quotidien que la difficulté à vivre de ces personnes gravement handicapées s'exprime par le plus souvent des symptômes et c'est dans et par le quotidien que les professionnels de proximité que sont les AS et les AMP (pardon les AES!) peuvent au jour le jour tenter d'y apporter des étayages pour, et ce n'est jamais acquis, rendre cette vie ordinaire peut-être un peu moins difficile et douloureuse. Le quotidien est porteur, en lui-même de potentialités thérapeutiques essentielles. C'est tout d'abord un temps fiable qui est marqué par la répétition et l'on sait combien pour certaines personnes gravement handicapées vivant dans des angoisses de non continuité de leur propre existence cette stabilité est rassurante. Le quotidien ce sont aussi des espaces, que l'on nomme souvent à juste titre « lieux de vie », qui assurent une sécurité lorsque des limites corporelles trop imprécises ne permettent pas de se protéger et que l'absence de motricité rend impossible la fuite ou la défense. Le quotidien, ce sont les soins du corps dont j'ai déjà dit combien ils sont essentiels. Le quotidien c'est enfin la présence, la permanence d'une relation à l'autre justement supportée par ces gestes apparemment anodins de tous les jours et qui vient attester d'une possible intersubjectivité.
Mais qu'en est-il aujourd'hui de cette dimension essentielle du quotidien comme base incontournable du soin, en complémentarité bien évidemment avec les soins médicalisés dont les personnes polyhandicapées ont besoin. On sait bien que si ces soins techniques sont indispensables, ce ne sera pas exclusivement dans le cabinet médical du spécialiste, dans la réalisation d'actes infirmiers, dans le tête à tête avec un thérapeute dans le bureau d'un psy ou dans les gestes codifiés de personnels soignants dûment identifiés dans leurs rôles propres ou délégués... que la personne trouvera les seules réponses à sa grande difficulté à vivre, à sa souffrance.
Pourtant c'est bien ce que le dispositif Serafin-PH vient développer ramenant le soin à seulement traiter des fonctions défaillantes par des professionnels certifiés soignants, parcellisation du soin dans des actes isolés les uns des autres, faisant du protocole l'alpha et l'omega d'un soin pensé et décidé « d'en haut » et appliqué « en bas » selon des modèles hiérarchiques hospitaliers... et déniant à la vie quotidienne sa valeur thérapeutique si l'on veut bien se rappeler l'étymologie de ce terme qui signifie le « service » à celui qui souffre.
Pourtant une toilette réalisée avec une attention particulière à un vécu corporel peu ou pas unifié, un repas où l'angoisse est apaisée par une présence bienveillante et un environnement sécure, une parole juste dite face à une agitation anxieuse, une main qui se pose pour calmer des tensions... et un sourire le matin au lever... ne sont-ils pas du soin qui certes relèvent d'un « prendre soin » au sens large mais qui vont plus loin dans le sens d'un soin très adapté à ces états particuliers que sont les polyhandicaps. Car loin d'être aussi simple et « naturel » qu'on voudrait bien le croire, cet accompagnement dans la vie quotidienne requiert des savoirs, savoirs pratiques dans ce cas, étayés par des savoirs « savants » qui , partagés le plus largement possible entre les professionnels de proximité et les dits « spécialistes » contribuent à faire de cette vie apparemment ordinaire quelque chose qui justement n'est pas ordinaire mais hautement élaboré, relevant à la fois de l'art et de la science.

Bien sûr me dira-t-on, ces attitudes, ces attentions, ces gestes simples se poursuivront... mais seront-ils encore reconnus à leur juste valeur, les gisements de savoirs construits et accumulés par les professionnels les plus proches des personnes polyhandicapées seront-ils toujours enrichis dans une dynamique de co-construction de l'accompagnement avec les spécialistes et les familles? SerafinPH n'est-il qu'un simple outil budgétaire ou amène-t-il un véritable changement de paradigme ? J'ai a ce niveau les mêmes craintes que pour le remplacement des AMP par les AES, c'est à une véritable disparition de l'institution comme support du soin quotidien que nous assistons au profit de réponses parcellisées et risquant d'être morcelées alors que les personnes polyhandicapées ont grand besoin d'unification dans un accompagnement qui fasse en permanence la synthèse entre diverses nécessités : médicales, psychologiques, sociales, éducatives... chacune ayant bien sûr sa pertinence.

Mais cette complexité ne peut être assumée et assurée que si elle s'articule en permanence à cette clinique très singulière et complexe qu'est le polyhandicap dans une dynamique institutionnelle qui associe étroitement l'ensemble des acteurs, chacun étant en dernier ressort au service de cette clinique. Je constate que dans bien des établissements des clivages s'installent entre notamment les instances de direction, de plus en plus éloignées du terrain et les professionnels de proximité, les plus en contact direct avec les personnes accueillies. Il semble que ces deux instances ne parlent plus la même langue, langue « managériale » pour les uns, langue porteuse de toutes les complexités de la clinique pour les autres. Si pour les premiers, il faut organiser la prise en charge dans le cadre des textes, des référentiels, des évaluations, des contrôles et des budgets... pour les seconds, ils témoignent d'une réalité du handicap qui échappe à toute programmation, qui vient parfois déstabiliser le lendemain ce que l'on avait décidé la veille, qui oppose à la rationalité l'énigme de certains comportements, qui vient percuter les affects tant positifs que négatifs... La clinique ça ne s'organise pas, ça se partage dans des instances communes où chaque acteur de l'établissement, quel que soit sa fonction et son statut, doit jouer sa partition en accord avec celle des autres.

C'est bien là que le sens de cet accompagnement s'élabore au jour le jour et lorsque nombre de professionnels témoignent d'une perte de sens de leur travail, c'est sans doute parce qu'un écart trop grand s'est creusé entre un discours sur le handicap et la réalité de ce qu'ils vivent auprès des personnes. Faut-il alors faire rentrer cette réalité dans ce discours, c'est je crois ce qui se passe, ou au contraire partir de la réalité, fut-elle âpre comme dans le poyhandicap, et construire collectivement toutes les ouvertures possibles vers une moindre souffrance, une présence à notre monde et une expression de soi en tant que sujet pleinement reconnue. 


« Où va le médico-social ? » Philippe Chavaroche
Intervention du lundi 30 juin 2022 - 10h45
26ème colloque annuel du Groupe Polyhandicap France